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Il s’ennuyait. L’angoisse de Tug avait finalement fait place à un ennui dévorant. Il avait passé un certain temps à se demander vaguement pourquoi personne n’avait jamais envisagé qu’une Anile puisse devenir un jour indocile de cette manière, et inventé en conséquence un système anti-défaillance. Il aurait suffi d’une méthode mécanique, indépendante de l’Anile, qui permettrait la communication avec le monde extérieur. Qui pourrait faire usage de la technologie terrienne. Évidemment, il lui aurait fallu quand même attendre longtemps qu’on vienne lui porter secours, mais au moins il aurait eu un moyen d’appeler à l’aide et l’espoir d’un éventuel sauvetage. Il avait déjà démontré auparavant que la technologie humaine devrait être exploitée pour ce genre d’utilisation avant d’être effacée des archives et abandonnée. Ce qui l’avait incité à se rapprocher de la console qui communiquait directement avec les Humains. Il avait inlassablement fouiné dans toutes les chambres. Incroyable comme elles semblaient vides en l’absence de Connie et John. Jamais il n’aurait imaginé qu’ils pourraient lui manquer ainsi.

Il examinait à présent leur cabine, celle de Connie, Spartiate et d’une propreté obsessionnelle ; celle de John, ordonnée mais pleine de cassettes et d’objets personnels. Tug avait réexaminé toute la poésie enregistrée sur le lecteur automatique de Connie. Rien de nouveau de ce côté-là. Tug avait choisi lui-même les textes et elle n’avait fait que les parcourir rapidement. Sa bibliothèque avait largement augmenté depuis le début de ce voyage, mais la plupart des livres étaient des manuels techniques, ou des œuvres archaïques en rapport avec l’histoire naturelle de Terra, ou encore les volumes dont il lui avait recommandé la lecture. Rien d’intéressant. La musique de sa cabine n’était pas plus passionnante. Insipide, et une partie constituée même de morceaux prescrits comme calmants.

Mais la cabine de John était bien différente. Tug s’était aperçu que le contenu de la bibliothèque de John s’était fortement accru dès le début de ce voyage. Il avait également remarqué les dernières innovations apportées par John à son système de sécurité destiné à empêcher Tug d’y avoir accès. Depuis l’humiliation de l’ersatz de poésie, Tug ne s’était pas donné la peine de recommencer à infiltrer le système par effraction. Il ne pouvait faire confiance à aucun document, se disait-il, sauf peut-être ceux que John apprenait pendant son sommeil. Il ne se bourrerait certainement pas le crâne avec de fausses informations. Tug s’était introduit dans les données jusqu’à prendre connaissance du répertoire. Les titres ne lui avaient pas donné envie d’aller plus loin. Ils semblaient, pour la plupart, concerner l’histoire naturelle de Terra. Quant au reste, c’était essentiellement des manuels techniques de fonctionnement de la nouvelle navette.

Mais à présent, confronté à l’ennui et à l’isolement, il se pencha plus attentivement sur les efforts mesquins de John pour lui interdire l’accès à ce qu’il apprenait pendant son sommeil. Il se souvint que ce ne serait pas la première fois que John utiliserait de faux titres pour tenter de mettre Tug sur une fausse piste. Il y avait peut-être quand même matière à s’amuser de ce côté-là.

Sa tâche aurait été bien plus facile si Évangeline l’avait aidé. Mais Tug se consola en se disant que ce n’était qu’une question de temps, et qu’il en avait à revendre. Il se plongea dans le dédale de la bibliothèque et de ses codes d’accès.

Ce fut d’une facilité presque décevante de déjouer la sécurité de John. Il suffisait de penser à la fascination que John éprouvait actuellement pour le livre L’adieu à la Terre, de Jeffrey Shelstein. Puis d’essayer tous les premiers vers de tous les sonnets du volume pour trouver celui qui fournissait le code chiffré de la serrure. Une fois le système fracturé, Tug pouvait prendre tout son temps pour le piller. Il fit un dernier effort, peu convaincu, pour entrer en communication avec Évangeline.

« Je sais que tu m’écoutes, bien que tu ne répondes pas, lui dit Tug. Tu crois peut-être que ta méchanceté et ton attitude inharmonieuse me perturbent. En fait, je suis soulagé d’être débarrassé de toi. Je n’ai pas besoin de ta compagnie. Sans Évangeline pour m’embêter, j’ai le temps de me consacrer à d’autres choses, beaucoup plus intéressantes. Il se peut que je décide de ne plus jamais te répondre. »

C’était la menace ultime de l’isolement, généralement utilisée uniquement pour les jeunes Aniles les plus récalcitrantes. Tug attendit une réponse pendant un certain nombre de ce que les Humains appelaient des heures, puis abandonna. Il serait désormais obligé d’ignorer les deux premières tentatives qu’elle ferait pour le contacter. Délai agaçant, mais c’était la procédure recommandée après ce genre de menace : il fallait qu’il y ait des conséquences à la désobéissance. Que le délai soit éventuellement une question de vie ou de mort pour les Humains, cela ne le concernait plus. Ce qui importait maintenant, c’était de reprendre le contrôle de son Anile.

L’enregistreur de John était plein à craquer de programmes d’apprentissage en sommeil pour une durée de plusieurs semaines. Tug décida de vérifier d’abord les plus récents. Il ne fallut pas plus d’une lecture pour qu’il se rende compte de ce qu’il avait trouvé, mais il écouta toutes les bandes trois fois avant de s’autoriser à admettre leur signification.

Tug avait cru qu’il ne pouvait se sentir plus seul. Mais en arrêtant le lecteur de John, son isolement l’enveloppait comme une chrysalide. Trahi. John avait indubitablement trahi sa confiance pour s’engager dans une mission qui les mettait tous en danger. L’énormité du projet, à la fois en audace et en sottise, dépassait presque la compréhension de Tug.

La situation était en outre délicieusement ironique. Ils avaient amené John à croire qu’il allait sauver la race humaine, alors qu’en fait il serait responsable de son annihilation totale. Et tous leurs plans anéantis par la désobéissance d’une Anile. Oui, il y avait là un certain humour.

John n’avait été qu’un outil, et Tug doutait même que Terra Affirma ait prévu les conséquences à long terme de leur petite conspiration. Les cils de ses mandibules se frisaient d’amusement pendant qu’il analysait l’enchaînement des réactions. Si John était revenu vivant sur Évangeline, et si les échantillons étaient restés indétectables dans les compartiments étanches de la navette, et si Terra Affirma avait réussi à les récupérer à l’insu du Conservatoire, alors, ils auraient probablement pu prouver que Terra était habitable.

Et par là même anéantir la race humaine. Toute tentative de réoccupation aurait nécessité la coopération des Arthroplanes et de leurs Aniles, ce qui ne se produirait jamais. Ceux de Terra Affirma étaient-ils donc aveugles au point de n’avoir jamais compris ça ? Les Arthroplanes s’étaient rendu compte depuis longtemps que la seule façon de maintenir le monopole du voyage interstellaire était de neutraliser toute menace d’autres formes de vie consciente. À l'instar des Humains – l’espèce la plus dangereuse qu’ils aient rencontrée –, ils se trouvaient eux aussi dans une position particulièrement vulnérable, car ils avaient besoin de la végétation de Castor et Pollux pour synthétiser leur nourriture. Certes, les Arthroplanes avaient accepté de sauver la race humaine d’un destin fatal sur Terra. Ce faisant, ils avaient pris la précaution de les déposséder de leurs compétences naissantes en transport spatial, en détruisant à la fois toutes les archives de ces technologies et en empêchant les Humains d’en transmettre l’accès aux Aniles.

Une fois contrôlée, l’Humanité s’était révélée utile, voire distrayante. Elle l’était encore. Leurs produits manufacturés alimentaient un commerce interplanétaire florissant, source d’une imposition fastueuse. Les déchets miniers de leurs astéroïdes procuraient une nourriture peu coûteuse aux Aniles. La mobilité que procuraient aux Humains leurs combinaisons de protection permettait aux Arthroplanes d’explorer et de classifier des planètes nouvellement découvertes sans aucun risque pour eux-mêmes.

Ils n’étaient cependant pas intrinsèquement nécessaires aux Arthroplanes. Sur les planètes jumelles, dépendant des Aniles pour leur commerce interplanétaire, ils étaient simplement utiles et, s’ils devenaient intraitables, on pouvait s’en débarrasser. Tug imaginait que c’est ce qui se serait produit, en définitive. Les échantillons de John auraient permis de déclencher l’insatisfaction, la rébellion et les émeutes sur les planètes humaines. John aurait ainsi été responsable de la mort de toute sa race.

Malheureusement, les Anciens auraient probablement vu dans le laxisme de Tug la responsabilité de l’anéantissement d’une relation extrêmement profitable. La fourmi qui avait tué tous les pucerons, en quelque sorte. Il aurait été désenkysté, rétrogradé au stade de bourdon ouvrier, avec l’espérance de vie bien plus courte qu’induisait leur régime alimentaire. Et aucun de ses segments n’aurait été fécondé. À sa mort, tous ses souvenirs et toutes ses pensées auraient disparu avec lui.

Il imagina pendant un court instant une Humanité retrouvant son autonomie sur une planète à nouveau capable de subvenir à ses besoins. Cela ne nécessitait la découverte d’aucune capsule-temps cachée ni connaissance antérieure. Une ou deux générations de plantes à reproduction stimulée suffiraient probablement à leur redonner leur essor. Les Humains auraient pu récupérer une planète capable de les nourrir sans la coopération des Arthroplanes. Une Humanité apte à rebâtir sa technologie, si elle était libérée des Arthroplanes et des contraintes du Conservatoire, pourrait finalement atteindre les étoiles, rivaliser dans la colonisation des planètes et se révéler un dangereux concurrent dans le domaine commercial. Un conflit en résulterait fatalement. Et ce serait la guerre – la plus horrible et la plus incompréhensible des inventions humaines. Les Arthroplanes, compte tenu de leurs capacités beaucoup plus faibles d’adaptation aux changements, y survivraient-ils ? Tug en doutait.

On n’en serait jamais arrivé là, se rassura-t-il. Tout aurait été arrêté dès l’analyse des échantillons de John, l’Humanité se serait retrouvée isolée dans leur rébellion sur les planètes, se serait peu à peu épuisée et serait retournée au néant dès que les Arthroplanes auraient interrompu leur approvisionnement.

Et Tug se le serait vu reprocher.

Mais tout ça n’avait désormais plus d’importance. Ce n’était que suppositions, équations égales à zéro quand la variable était constituée par l’indocilité d’une Anile. John et Connie étaient morts à présent, et même Raef ne tarderait pas à mourir et à se dissoudre dans l’utérus d’Évangeline. Lorsque Tug reprendrait la maîtrise du vaisseau, il veillerait à ce que toute preuve de la véritable mission de John soit détruite. À commencer par toutes ses cassettes d’apprentissage en sommeil. Quand Évangeline reprendrait contact avec lui, il purgerait la bibliothèque du vaisseau de tout ce qui était lié à cette mission. Ce qui ne laisserait que la vieille cassette de cet antique magnétoscope que Connie avait fait fonctionner. Il n’avait aucun moyen de le détruire mais, de toute façon, il ne voyait pas en quoi il représentait un quelconque danger. Sauf…

Illumination. Tout comme Nero Wolfe, ou Sherlock Holmes, ou Encyclopedia Brown. Il saisit soudain ce qui lui avait toujours échappé dans le roman policier, ce sentiment de profonde satisfaction que l’on devait éprouver quand tous les indices épars coïncidaient. C’était ce que signifiait l’enregistrement. John ne s’en était pas rendu compte, et Terra Affirma n’avait pas compris le sens de ce qu’ils lui avaient donné. Ils avaient entre les mains la carte du trésor depuis des générations et ne s’en étaient jamais aperçus. Mais Tug l’avait déchiffrée. Il en oubliait presque la réalité de son propre isolement en se penchant sur la dernière énigme humaine qui lui restait.

 

« C’était bien, hein ? »

Tonto acquiesça et but une gorgée de lait.

Mabel avait retrouvé l’affection des bras paternels. Puis Tonto et lui s’étaient éloignés à cheval dans le soleil couchant « Qui était cet homme masqué ? », et Raef les avait ramenés tous deux dans la cuisine de sa mère, parce que c’était un endroit où ils se sentaient bien. Tous les deux. Il lui fallait cependant faire un effort pour se différencier d’Évangeline. Il s’efforça de ne pas se laisser effrayer par cette idée. Il devait oublier ça pour l’instant et se concentrer sur la tâche à accomplir. Mais même cette résolution ne semblait pas lui appartenir totalement. Il ne comprenait pas très bien ce qu’elle lui faisait, mais il avait l’impression que son esprit était, bon, plus organisé et moins distrait. La colère, qui était depuis si longtemps sa principale force motrice, s’atténuait. Ce qui le motivait à présent, c’était le but qu’il s’était donné. Quel but ? Faire ses preuves.

[Faire ses preuves de quoi ?]

« Prouver qu’il est à la hauteur. » Il renonça à exprimer son idée sans l’y inclure. « Qu’il existe. Qu’il est un véritable héros que tout le monde aurait dû aimer. Quelqu’un qu’ils auraient dû tous désirer.

[Jeffrey aimait Raef.]

Il sursauta. Donc, elle savait ça aussi. Rien de surprenant. Il doutait qu’il y eut un seul détail qu’elle ignorât à son sujet. « Moi aussi, j’avais de l’affection pour Jeffrey. Mais ça n’a pas suffi à le sauver. Et après sa mort, je ne comptais plus pour personne. »

Tonto se pencha par-dessus la table et prit dans la sienne la main gantée du Justicier solitaire.

[Tu comptes pour moi, Kemo Sabe.]

Un instant, le Justicier solitaire plongea son regard dans les yeux noirs et graves. Mais cela ressemblait trop à quelqu’un d’autre, il y avait trop longtemps, et il détourna nerveusement les yeux pour redevenir le jeune Raef avec sa mère. Elle lui tapota la main.

[Tu es le plus gentil des garçons.]

« Merci, maman. »

La vitesse à laquelle elle s’adaptait, changeait de scénario en même temps que lui commençait à être inquiétante. Il espérait qu’elle allait pouvoir le suivre encore plus loin.

« Écoute, maman. Il y a quelque chose que nous devons absolument faire, quelque chose de très important. C’est une question de vie ou de mort. »

[Sauver Mabel encore une fois ?]

« Presque. Mais en vrai, pas pour faire semblant. » Long silence. Quelque chose la surprenait dans cette déclaration.

[Nous pouvons faire de vraies choses ensemble ? Pas seulement pour faire semblant ?]

« Bien sûr. Nous avons sauvé la navette, non ? Et maintenant il faut qu’on finisse ça. Écoute-moi. Tu as fait atterrir John et Connie sur Terre, sans problème, et c’était très bien. Tu ne les as pas laissés mourir, et c’est ça être un héros. Un vrai héros.

[Raef est un héros.]

« Évangeline… c’est toi, en réalité, tu le sais. Évangeline est une héroïne, une héroïne magnifique de les avoir sauvés. Mais maintenant, il faut faire encore plus. Écoute-moi. Ils sont là-bas, sur Terre, et nous ne savons pas dans quelle situation dangereuse ils se trouvent. Et ils ne savent sûrement pas comment se débrouiller là-bas. Il faut qu’ils reviennent ici, en sécurité. Et le plus vite possible. »

Silence boudeur.

« Tu sais ce que nous devons faire. » Il utilisait le « nous » avec précaution. « Il faut que nous leur parlions. Pour savoir s’ils vont bien, et les aider à revenir vers nous. O.K. ? »

[Non. C’est quelque chose que Tug ne peut pas faire sans moi, et aussi quelque chose que je ne peux pas faire sans Tug.]

« Et tu ne veux pas parler à Tug, même si ça signifie que John et Connie vont mourir ? »

[Pourquoi est-ce que ça aurait de l’importance pour moi ?]

Il maîtrisa un mouvement de colère. Non, ce n’était plus la colère qu’il avait à combattre, mais la peur. « Pourquoi doit-on sauver John et Connie ? Eh bien, je dois les aider parce que ce sont des Humains, comme moi. Alors… eh bien… »

Pourquoi diable devait-il les aider, en fait ?

« Alors, j’ai l’impression que c’est bien de les aider. Je veux dire, si une autre Anile était blessée, tu aurais envie de l’aider, non ? Ne serait-ce que pour faire quelque chose de bien. Pour être un héros, comme avec Mabel. »

[Pour aider une autre Anile… Je ne comprends toujours pas comment cela pourrait se faire. Mais John et Connie ne sont pas des Aniles. Ce sont des Humains. Pourquoi dois-je les aider ?]

« Bon… parce que je ne peux pas le faire sans toi. J’ai besoin de toi. Et parce que nous sommes amis, et que les amis se rendent service. Je ne sais pas comment je pourrais t’aider, mais si je le pouvais, je le ferais, c’est sûr. Tu le sais bien. »

[Aide-moi à ne pas revoir Tug, alors.]

« Quoi ? »

Le choc résonna en lui tandis que Raef prenait conscience des implications contenues dans sa simple demande. Elle ne voulait pas retourner vers Tug, même pas pour un court instant. Elle ne voulait plus avoir affaire à lui.

[C’est correct.]

Il ne savait même pas comment formuler la question suivante. « Mais, bon, je croyais que vous étiez nécessaires l’un à l’autre, en quelque sorte. Que vous faisiez partie l’un de l’autre ? Qu’est-ce que tu ferais sans lui ? »

[Tug ne fait pas partie de moi. Je le sais maintenant. Et j’ai Raef. Alors je n’ai pas besoin de Tug.]

« Mais je ne peux pas être avec toi tout le temps comme Tug. Je ne sais pas faire ce qu’il fait pour toi.

[Tu sais le faire. Tu le fais.]

Elle l’affirmait si calmement qu’il ne pouvait faire autrement que de la croire.

« Mais je suis un Humain, pas un Arthroplane. J’aurais besoin d’être seul de temps en temps, et toi qu’est-ce que tu ferais à ce moment-là ? Je voudrais bien t’aider, mais je ne peux pas. Je ne peux pas prendre la place de Tug. »

Long silence de réflexion.

[Ce serait comme un marché. Bien contre bien. Nous irons sauver John et Connie. Et après tu prendras la place de Tug.]

Raef eut le souffle coupé par l’irrévocabilité de sa proposition. « J’ai besoin de réfléchir. »

[Je ne comprends pas ce que tu demandes.]

« J’ai juste besoin d’être seul un moment. Tout seul dans ma tête. J’ai besoin de penser tout seul. »

Il perçut sa réticence, mais elle se retira quand même. Ce n’est qu’à cet instant qu’il osa donner libre cours à son soulagement. Et si elle avait refusé ? Et si elle s’était rendue compte qu’il n’avait plus la faculté d’échapper à son contrôle ? Si Tug disparaissait du paysage, Évangeline prendrait totalement possession de lui. Il ne pourrait plus se réveiller à moins qu’elle ne le décide, ni penser librement. Et elle contrôlait également son bien-être physique. En matière de nutriments et d’oxygène, tout ce dont il dépendait venait d’elle.

Ce serait la décision la plus importante de sa vie, et il n’avait pas le temps d’y réfléchir. En ce moment même, John et Connie étaient peut-être en train de mourir, ou déjà morts. Alors pourquoi est-ce que je me soucie d’eux ?, se demanda-t-il. Il obtint la même réponse qu’il avait donnée à Évangeline : c’étaient des Humains, comme lui. Peu importait que ce fut par amour ou par devoir. Il fallait qu’il le fasse, c’est tout.

Alors, si je dis non à Évangeline ? Pas de sauvetage pour John et Connie. Et ensuite ? Il pensait qu’elle le laisserait se réveiller s’il le lui demandait. Et après ? Il n’y aurait plus que lui dans le vaisseau, probablement. Pour l’éternité. Assez longtemps pour penser à la façon dont il avait laissé mourir John et Connie plutôt que de risquer de changer sa propre vie. Ou peut-être pas si longtemps que ça, en fait. D’après ce que Tug avait laissé entendre au cours des années, Raef savait que seul le transommeil avait maintenu son cancer en latence. En cas d’éveil prolongé, il redémarrerait. Est-ce que ça le tentait, de mourir d’un cancer dans un vaisseau désert ? Évidemment, vers la fin, quand la douleur se ferait trop forte, il pourrait toujours supplier qu’elle le laisse se réintroduire dans une matrice de sommeil, et se rendormir en plongeant dans ses rêves jusqu’à la mort. Merde. Il ne semblait pas qu’il ait grand-chose à gagner à dire non à Évangeline. Ça ne leur laisserait à tous deux que solitude et souffrance.

Et Évangeline n’aurait personne d’autre que Tug vers qui se tourner.

Il avait perçu ce qu’était pour elle la solitude d’une vie dénuée de sens. La nudité d’une beauté dépourvue de comparaison, et, par conséquent, pas belle du tout. N’importe quelle compagnie serait peut-être préférable à ce vide. Mais il avait également perçu la façon dont elle pensait à Tug maintenant, en utilisant comme référence les sentiments et les associations qu’il lui avait inculqués sans s’en rendre compte. C’était sa faute. Sous cette perspective, elle voyait Tug comme un monstre. Il se demandait si Tug savait à quel point il avait été cruel, s’il s’était déjà rendu compte de l’intelligence et de la sensibilité d’Évangeline. Si c’était le cas, alors, il n’avait vraiment aucune excuse pour la façon dont il l’avait traitée. Il songea aux centaines d’années pendant lesquelles elle avait souffert sans rien dire, ignorée ou rendue docile à l’aide d’injections, sans que ses propres envies soient même prises en compte.

Comme Jeffrey.

Le vieux souvenir, longtemps réprimé, le brûlait comme un acide. Il sentit ses muscles se gonfler de haine. Il aurait dû les tuer. Il aurait dû les dénoncer. Mais il n’avait rien fait.

[Raef ? Es-tu en détresse ? Ton pouls et ta respiration s’accélèrent.]

En colère. Il était en colère et c’est dans cette rage qu’il trouva la réponse, comme si souvent par le passé. Il avait eu peur du prix à payer pour faire ce qu’il fallait. C’était encore la même putain de décision. À ce moment-là, il avait choisi de ne pas risquer la sécurité et la tranquillité de sa vie pour défendre un ami. Il ne recommencerait pas la même erreur.

« Marché conclu, Évangeline. On va sauver John et Connie et ensuite je te protégerai de Tug. »

 

« Est-ce un ordre ? lui demanda-t-elle, sarcastique.

— Oui, répondit calmement John. En effet.

— Très bien. » Connie saisit son casque et se redressa avec raideur. « J’attends vos ordres, commandant. »

Il ignora le sarcasme. « Laissez votre casque ici. Il est beaucoup trop lourd, et d’ici notre retour, il fera trop chaud. L’air extérieur ne pose aucun problème.

— Pardonnez-moi de ne pas partager votre optimisme.

— Il ne s’agit pas de mon optimisme. Les analyses fournies par l’ordinateur le prouvent. L’atmosphère extérieure est respirable sans risque.

— Pardonnez-moi de ne pas partager votre confiance dans notre ordinateur, répliqua-t-elle froidement. Comment savoir quel effet peut avoir eu le sabotage ? D’ailleurs, Terra Affirma peut très bien l’avoir programmé pour dire que l’atmosphère est sans danger, indépendamment de la réalité, rien que pour s’assurer que vous sortirez pour aller récolter leurs précieux échantillons. »

Il se contenta de la regarder. Depuis qu’il lui avait avoué la véritable nature de leur mission, elle était furieuse. Il avait calmement reconnu que c’était sa faute et avait humblement offert ses excuses tandis qu’elle l’écoutait, trop abasourdie pour être capable de faire quoi que ce soit, hormis respirer. Le temps qu’elle récupère suffisamment pour être scandalisée, il était hors de portée. Il était sorti pour aller recueillir ses maudits échantillons.

Quand il revint, elle était prête à l’affronter. Froidement, logiquement, elle lui fit remarquer l’irresponsabilité et l’immoralité de ses actions. Elle se disait que l’illégalité était trop flagrante pour valoir la peine d’être notée. Elle avait continué à déblatérer pendant qu’il hochait la tête tout en rangeant avec précaution, dans les compartiments de stockage de la navette, les échantillons qu’il avait collectés. Il ne l’ignorait pas, de temps en temps, il se retournait et acquiesçait gravement de la tête à une de ses remarques. Mais il n’avait pas cessé de ranger les échantillons méticuleusement emballés et étiquetés. Et, à la fin, quand elle avait finalement épuisé tout ce qu’elle avait à dire, il avait répondu : « Vous avez absolument raison. Nous le savons tous deux et c’est indiscutable. Je l’ai fait, et je vous demande de m’en excuser. Je vais faire de mon mieux pour nous sortir de là. Si nous survivons, que nous retournons sur Delta et que nous sommes arrêtés, je prendrai l’entière responsabilité de tout. Et si nous ne sommes pas arrêtés, vous aurez votre part de ce que je réussirai à obtenir de Terra Affirma pour nous avoir mis dans un tel pétrin. »

Il était agenouillé près des placards escamotables et, en parlant, il avait levé les yeux et croisé directement son regard. Il n’y avait dans sa voix nulle trace de condescendance ni de sarcasme. L’espace d’un instant, elle resta sans voix.

« Ah oui, réussit-elle enfin à dire. Et vous pensez que cela arrange tout, c’est ça ? »

Il se leva et avança vers elle. Il était à peine à un pas de distance. Elle ne flancha pas, se demandant si elle avait peur. Je n’aurais pas dû le provoquer, se dit-elle. Je ne devrais pas discuter de ce sujet avec lui.

Mais il s’immobilisa, et, malgré ses yeux brillants, il parla d’une voix égale. « Non, cela n’arrange pas tout. Mais c’est tout ce que je peux faire. Connie, nous devons partir de la situation dans laquelle nous sommes. Vous m’avez fait les reproches que vous deviez faire, et je les accepte. Je me suis même excusé. Maintenant, il nous faut aller de l’avant et tenter de sortir de là. Je dois prendre mes responsabilités en tant que commandant et vous avez le devoir d’exécuter mes ordres. C’est le maximum que nous puissions faire pour l’instant. Donc, lieutenant, avec votre consentement, nous allons laisser de côté les reproches et les excuses et nous concentrer sur ce que nous avons à faire.

— Et vous allez continuer à recueillir vos échantillons, exactement comme si nous avions une chance de sortir d’ici ? »

Il haussa les épaules. « C’est mieux que de rester là à ne rien faire en attendant que la navette essaie de cicatriser. Je veux que ce soit réparé à quatre-vingt-dix pour cent avant d’essayer de décoller. J’espère que d’ici là, nous aurons des nouvelles de Tug.

— Vous espérez… dit-elle amèrement. Vous faites semblant, plutôt. Capitaine, lieutenant, plus rien de ceci n’a de sens ici, John. Vous savez ce que je pense ? Je pense que vous n’êtes qu’un ado stupide et impulsif qui tente de justifier le pétrin dans lequel nous a mis votre retard hormonal. Vous me dites que vous êtes désolé ? Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Je suis obligée de respirer on ne sait quelles toxines, à me demander si nous allons mourir ici parce que vos hormones vous ont fait décider d’être viril et aventureux en acceptant une mission dont n’importe qui aurait vu le ridicule. Et vous savez ce qui est le plus dégueulasse ? Je ne savais même pas ce qui m’attendait. Je n’ai jamais eu mon mot à dire ! »

Il rougissait de plus en plus. « Je ne vous ai jamais demandé de venir ! hurla-t-il soudain. Je n’avais pas l’intention de vous amener ici. C’est vous qui avez insisté pour monter dans la navette ! Si vous m’aviez écouté, vous seriez restée sur le vaisseau, avec Tug, en toute sécurité. Et rien de tout ceci ne serait arrivé, car il y aurait eu quelqu’un à bord pour guider le retour de la navette quand les choses ont commencé à se gâter. Par conséquent, c’est autant de votre faute que de la mienne si nous sommes ici ! »

Elle était restée bouche bée, sans parvenir à croire qu’il avait réussi à trouver le moyen de tout lui mettre sur le dos. Et alors, à sa grande honte, elle avait éclaté en sanglots.

John la regardait. Elle avait le visage aussi pâle qu’il avait été rouge quelques minutes plus tôt. Un instant, elle crut qu’il allait la prendre dans ses bras et la consoler. Mais avant qu’elle ait eu le temps de décider ce qu’elle ferait en ce cas, il avait changé. « Alors, qui se comporte en ado à la merci de ses hormones ? » avait-il lancé, furieux, en sortant en trombe.

Elle avait eu le temps de se ressaisir avant son retour, plusieurs heures plus tard. Elle ne lui répondit que par monosyllabes, John se montra d’une correction glaciale. Ils n’avaient pas fait beaucoup d’efforts de conversation depuis, à part les indispensables questions et réponses. Ils avaient ensuite passé la journée à contrôler l’autoréparation de l’aéronef, intervenant lorsqu’une action manuelle était nécessaire. John avait continué à récolter ses échantillons. Il ne lui avait pas demandé de l’aider, et elle ne l’avait pas proposé. En revanche, en son absence, elle avait manipulé la radio en voulant croire que c’était utile. Son signal de détresse, pas plus que ses tentatives de contacter Évangeline n’avaient eu de succès. C’était comme si le vaisseau n’avait jamais existé.

Et voilà que John la regardait sans rien dire, attendant qu’elle pose son casque et le suive dans la demi-obscurité qui précédait l’aube. Cette sortie avait deux objectifs : récupérer la combinaison qu’il avait laissée le premier jour où il était sorti, et rapporter de l’eau fraîche. Les réserves de la navette baissaient, bien que le recycleur fonctionnât sans arrêt. Ils avaient apparemment besoin de plus d’eau à cause du travail physique et de la chaleur. Le recycleur ne suffisait plus.

Elle posa son casque mais garda sa combinaison. Il était vêtu d’une tunique, d’un pantalon et de bottes, et il s’était fait un capuchon avec une couverture qui lui couvrait la tête et le dos. Il avait les mains et les avant-bras nus, déjà brunis par les rayons du soleil. Elle ouvrit la boîte à pharmacie et en sortit un masque filtrant. Avec une nuance d’amusement, il la regarda le mettre et briser la capsule qui activait le purificateur.

« N’oubliez pas de déduire ça de votre salaire », dit-il en se détournant pour la précéder vers la sortie. Elle serra les dents et le suivit. Il portait au bras un conteneur à couvercle vissé. Terra Affirma l’avait prévu pour recueillir les échantillons, mais John avait décidé que c’était très bien comme seau à eau. Sans rien dire, Connie avait déjà résolu de ne pas boire une seule goutte d’eau de cette planète. C’était déjà assez grave de la laisser pénétrer indirectement dans son organisme. Elle espérait seulement que le recycleur de la navette était vraiment capable de la purifier.

Il fit pivoter le hayon et elle le suivit dans l’escalier escamotable qui n’était guère plus sûr qu’une échelle. Pendant un bon moment, elle resta sur la dernière marche et le regarda s’éloigner. Ses bottes soulevaient de petits nuages de poussière rouge. Il n’essayait même pas d’éviter de marcher sur les plantes. Elle éprouvait une réticence nourrie de scrupules excessifs à quitter la navette. « Et la radio ? cria-t-elle. Si jamais Tug tente de nous joindre ?

— J’ai laissé un message sur l’ordinateur, qui enregistrera tous les appels. Allons, venez, Connie. Si Tug décide enfin de nous appeler après tout ce temps, il insistera jusqu’à ce qu’on réponde. La balise fonctionne toujours, et, comme ça, nous pourrons savoir où nous sommes. Il n’y a vraiment aucune raison que vous restiez dans la navette. »

Elle descendit de l’échelle et le suivit à contrecœur. Les plantes crissaient sous ses pas et s’agrippaient à sa combinaison. Elle leva la main pour ajuster le masque sur son visage. « Ni de bonne raison de s’en éloigner », marmonna-t-elle.

Il l’entendit.

Il s’arrêta et l’attendit. Au moment où elle s’approchait ; il lui dit, d’une voix presque suppliante : « Voulez-vous jeter un coup d’œil autour de vous ? Tout ce que vous voyez est de la même nature que vous. Jadis, nous faisions partie de cette planète, nous étions une partie intrinsèque de l’environnement. Nous n’avons pas eu de problèmes jusqu’au moment où nous avons oublié que nous en étions un des éléments et que nous avons voulu tout contrôler, de la même manière que nous sommes obligés de contrôler Castor et Pollux pour les faire fonctionner. Mais ici, ce n’était pas ce qu’il fallait faire. La moitié du temps, quand nous croyions arranger le système, nous ne faisions que le détraquer encore plus… »

Devant son regard glacé, il laissa sa phrase en suspens.

« Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-elle.

— Ce que je veux dire, c’est que si nous survivons et retournons à l’Évangeline, d’ici dix ou vingt ans, vous regretterez de ne pas être sortie et de ne pas avoir regardé autour de vous.

— Peut-être, concéda-t-elle. Ou peut-être pas » ajouta-t-elle comme il continuait à la dévisager. Elle ne lui avait toujours pas pardonné de l’avoir traitée d’ado à la merci de ses hormones. Sa sincérité nouvelle était aussi choquante que son ironie du moment précédent. Elle se disait qu’il s’en voulait sans doute de l’avoir fait pleurer, en fin de compte, ce qui la blessait dans son orgueil. Mais sa tentative pour le vexer ne réussit pas, car il se contenta de hausser les épaules et de reprendre sa marche. Elle le suivit.

John marchait vite, et elle peina à le suivre. En peu de temps, elle était en nage. Bien que le jour se levât à peine, la température de l’air était trop chaude pour être confortable. Le masque était un handicap supplémentaire. Il lui fallait faire un effort pour aspirer l’air par-dessous, son visage transpirait encore plus que le reste de son corps. Avec un regard en direction du dos de John, à une dizaine de mètres devant elle, elle marmonna « Connard » et abaissa le masque en le laissant pendre autour de son cou. Elle ouvrit sa combinaison pour une ventilation maximale. Elle avait encore trop chaud, mais elle s’en arrangerait.

Une fois, elle jeta un coup d’œil en arrière et fut déconcertée de ne pas voir la navette. De toute évidence, les dénivellations de terrain étaient plus importantes qu’il n’y paraissait. Cela devint encore plus flagrant quand elle arriva au sommet d’une petite colline d’où elle surplombait effectivement John qui marchait toujours devant. Elle le suivit sans conviction.

La végétation changea d’un seul coup, devint plus verte et plus luxuriante. Tandis que le soleil levant atteignait ces terres humides, les odeurs s’épanouissaient dans toute leur diversité. Les feuilles des plantes étaient épaisses et juteuses, et quand elle était obligée de marcher dessus, elles cédaient sous la pression avec un craquement sec. Le bruit la dégoûtait, mais elle était fascinée par l’odeur piquante des plantes écrasées. Elle crut à un moment avoir aperçu une fleur, mais en y regardant de plus près, ce n’était que l’extrémité d’une branche jaunie par la maladie ou l’âge. Elle se redressa et se hâta de rattraper John.

Il la conduisit à travers une suite de dépressions. Des parois de terre s’élevaient peu à peu autour d’eux. « Ravin » était le terme qui désignait cette formation géologique. Provoquée par l’érosion incontrôlée due à une mauvaise gestion agricole. Il y avait eu un scandale de ravinement sur Castor, un jour, à propos d’un sentier piétonnier trop utilisé et mal situé. Elle ne se rappelait pas vraiment des détails, sauf que c’était honteux, et elle était contente de ne pas habiter près de là. Mais le souvenir lui fit se demander ce qui avait pu provoquer ce ravin-ci. On lui avait appris que les ravins étaient causés par la négligence humaine. Or il n’y avait pas eu d’humains ici depuis des siècles.

La terre devenait plus meuble sous son tapis de plantes grasses. Bientôt, elle s’aperçut qu’elle marchait dans un ruisselet. John, sur le bord, regardait dans toutes les directions. Sa méfiance la rappela soudain à l’ordre.

Elle était encerclée. Les parois du ravin dégoulinaient de plantes. Par endroits, les racines dénudées s’accrochaient grotesquement dans le vide. Ailleurs, d’autres plantes étouffaient des rivales jaunes ou brunes sous une nappe de verdure. La diversité était ahurissante : Connie en était abasourdie. Au moment même où elle regardait à ses pieds, une petite chose verte se détacha soudain du bord et sauta dans l’eau avec un bruit mat. En entendant son hoquet d’effroi, John revint précipitamment sur ses pas.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il, tout excité.

— Je ne sais pas. » Elle montra du doigt l’endroit où la chose avait crevé la surface de l’eau. Elle tremblait. Un animal. Elle avait été tout près d’un animal. C’était effrayant. Hormis la vision fugitive qu’elle avait eue le soir de l’orage, elle n’en avait jamais vu. Bien sûr, il y avait des animaux sur la planète des Rabby, mais les Humains manquaient tellement d’harmonie en matière d’écologie qu’aucun n’avait jamais posé le pied sur la surface de Raab. Ce n’était pas du tout la même chose de voir un animal en photo et un qui sautait juste sous ses pieds.

« À quoi ça ressemblait ? » demanda John. Il avait posé un genou à terre à côté d’elle, sans se soucier de la boue ni de l’eau. Il se pencha tout près de la surface.

« C’était vert. Petit. À peu près gros comme mon pouce. Et brillant, aurait-on dit. Ou peut-être était-ce seulement mouillé.

— Bon, en tout cas, il est parti », dit-il avec un soupir. En se relevant, il lui fit la leçon : « La prochaine fois que vous voyez quelque chose de ce genre, essayez de ne pas l’effrayer, d’accord ? » Devant sa pâleur, il ajouta plus gentiment : « Ça ne vous fera pas de mal, vous savez.

— Non, assurément », acquiesça-t-elle d’un ton sarcastique avec un regard appuyé en direction de ses chevilles. Les petits boutons que les insectes volants y avaient laissés étaient encore visibles sous forme de traces rondes que John grattait encore la nuit. Il écarta son inquiétude d’un haussement d’épaule.

« Allez, venez. Ce n’est plus très loin maintenant.

— On ne peut pas prendre l’eau ici, et rentrer tout de suite ? »

Il réfléchit un instant puis fit non de la tête. « Je veux récupérer ma combinaison. Et je veux que vous voyiez l’océan et la rivière qui s’y jette. Il y a des vagues qui roulent sur la plage, et des oiseaux qui volent, et toutes ces plantes qui montent et descendent avec l’eau. Venez. Ce ruisseau s’élargit et rejoint la rivière, puis la rivière se jette dans la mer. Allons, venez. » Un instant, il lui tendit la main comme s’il s’attendait à ce qu’elle la prenne et marche à côté de lui. Juste un instant, puis il la laissa retomber en pensant à quel point il avait eu l’air idiot.

Tout cela ne ressemblait guère à John et, en le suivant, elle se surprit à être de plus en plus méfiante. Était-ce uniquement dû au bouleversement hormonal, ou l’exposition répétée sans protection à l’atmosphère de la Terre se manifestait-elle ? Elle remonta discrètement le masque sur son visage.

Elle était tellement occupée à regarder ses pieds de peur de se faire attaquer par d’autres petites créatures vertes, que lorsqu’elle leva les yeux, le paysage lui coupa le souffle. Elle n’avait jamais vu autant d’eau couler dans la même direction. D’argent et de bronze, la rivière occupait tout l’horizon.

Pendant cette décennie, la rivière avait choisi de se rapprocher de la berge dont Connie venait de descendre. Elle n’avait plus qu’une douzaine de pas à faire pour mettre les pieds dans l’eau. À sa droite, la rivière avait creusé la rive, élargissant encore son emprise. Devant elle, elle faisait un brusque virage et, à sa gauche vers l’aval, contournait la berge pour disparaître derrière un écran de terre et d’arbres.

Des arbres. De vrais arbres, aux hautes ramures élancées. Elle comprit soudain que les structures tassées aux branches courtaudes qu’elle avait appelées arbres sur Castor n’avaient aucun rapport avec ceux-ci. Les appendices raides et charnus qu’on lui avait appris à qualifier de feuilles n’en étaient pas du tout. Voilà ce qu’étaient des feuilles, dans toutes les teintes imaginables de vert, fines comme un film, et en perpétuel mouvement. Toute cette verdure bruissait en chuchotant dans le souffle du vent qui montait de la rivière. Le mouvement de chaque feuille se reflétait en myriades de scintillements sur la surface fuyante de l’eau. Tout était lumière, mouvement, vie. Comme si un rideau se levait, Connie voyait les véritables éléments qui avaient donné aux colons de Castor et Pollux l’idée de désigner des objets qui ne ressemblaient guère aux originaux. Voilà donc ce qu’étaient une rivière, un arbre, une feuille, un caillou, voilà ce qu’étaient l’herbe et le vent. Voilà ce qu’était la vie, dans toute son abondance.

Elle leva les yeux pour rompre le charme. Au loin, au-delà de l’autre berge de la rivière, se dressaient des parois de roche striée. Entre cette muraille et la rivière ondulait une plaine. Verte et turbulente, elle s’agitait dans les rafales de vent qui la submergeaient. Connie avait l’impression qu’elle pourrait venir jusqu’à elle et l’avaler, l’engloutir comme une miette de vie dans son immensité. La menace de cet infini à découvert et d’une vie sans contrôle faisait tambouriner son cœur dans sa poitrine.

« Vous n’aimeriez pas aller vous promener là-bas ? »

Elle tourna vers John des yeux incrédules. Il souriait de toutes ses dents, comme s’il avait été drogué. Elle avait déjà vu des gens dans un tel état d’exaltation enthousiaste. Au centre de Réadaptation. On les tenait à l’écart et on les traitait avec beaucoup de précaution.

« Moi qui ai grandi dans une suite de corridors, à l’intérieur d’une caverne, quand je vois ça… j’ai l’impression de revivre. » Il avait dû voir le trouble dans ses yeux, car il avoua sans se décontenancer : « Allons, je sais que Tug a dû vous dire que j’étais un enfant inadapté. Bon sang, il m’a assez menacé de le répéter, en tout cas. Vous savez, peu importe qu’il vous l’ait dit ou non. Ça ne me fait plus rien maintenant. J’étais tellement jeune quand ils m’ont classé et banni sur une station, que je ne me rappelle même plus ce que j’avais fait pour mériter ça. Uniquement que, à partir de ce moment-là, j’étais inférieur. Dangereux, dément, je ne méritais pas d’avoir quoi que ce soit. Jamais je ne serais autorisé à poser le pied sur une planète. Pas à ciel ouvert, de toute façon, et jamais sur Castor ni Pollux. Et sur celles que j’ai visitées en tant que capitaine de l’Évangeline, il fallait toujours que je porte un masque respiratoire ou une combinaison antiradiation, ou que je reste dans un sas de décontamination. Je n’ai jamais vu leurs ciels, leurs plantes ou leurs animaux sans barrières gigantesques. Et le peu que j’en ai vu ne m’a jamais donné l’impression d’en faire partie. Mais je regarde ce paysage, je respire, je sens le goût de la rivière, je marche sur les plantes, et c’est bien. C’est tellement bien, bon sang ! »

Il gesticulait en parlant, souriait, dansait presque. Il s’arrêta soudain, saisit une poignée de la verdure sur laquelle il marchait et l’arracha. Il l’écrasa dans sa main et, venant vers elle, la lui tendit en disant : « Sentez-moi ça, mais sentez-moi ça ! »

Elle fit précipitamment un pas en arrière et porta la main à son visage pour rajuster son masque. La combinaison entravait ses mouvements et le sol était inégal. Elle perdit l’équilibre et s’assit lourdement au beau milieu d’un carré de verdure courte, effrayant une bestiole brune minuscule qui fuit d’un bond et atterrit une seconde sur son genou avant de sauter plus loin. Incapable de proférer un son, elle leva les yeux de cette horreur et vit John, toujours debout devant elle, avec sa poignée de plantes écrasées. Son regard parlait pour elle.

Il laissa retomber sa main et ses doigts tachés lâchèrent les plantes massacrées. « Vous ne comprenez toujours pas, hein ? » demanda-t-il doucement. Sa voix trahissait la déception, et autre chose encore. Comme si elle avait prononcé des paroles plus qu’insultantes. « Vous croyez encore que c’était moi qui n’allais pas bien. Vous ne voyez donc pas ? Tout va bien. Je peux cueillir une poignée de feuilles et les laisser tomber, et elles font encore partie d’un tout. Je fais encore partie de tout. Je pourrais mourir ici même et ça ne ferait aucun mal. Personne ne serait obligé de recueillir mes restes ni de les porter dans un conteneur à compost pour m’y réduire jusqu’à ce que Castor ou Pollux puissent s’occuper de moi. Dans cet endroit, vivant ou mort, je fais partie d’un tout. Et il n’y a pas de mal à ça. Grandir ou pourrir, manger ou être mangé, voire tuer ou être tué, tout est bien. Tout est juste. » Sa voix se brisa et chuta soudain d’une octave. « Pourquoi ne le voyez-vous pas ? »

Elle secoua la tête, sentit les larmes lui monter brusquement aux yeux. Elle était coincée ici avec lui, et il voulait la rendre aussi dingue que lui. Il y parviendrait sûrement s’il en avait le temps. Et comme ils ne réussiraient jamais à repartir de cette foutue planète, il aurait tout le temps qu’il voudrait. L’éternité.

Il se détourna soudain et partit à toute allure, presque au pas de course. Il laissait dans son sillage des plantes écrasées et brisées. Le plus terrible, c’est que certaines se redressaient quelques instants à peine après qu’il les eut piétinées. Il suivait la rivière. Un moment après, il avait passé le virage et disparu.

Elle resta assise, d’abord sous le choc, puis dans une intention de défi. Plutôt mourir que de le suivre. Il devenait de plus en plus étrange et dangereux d’heure en heure. Elle n’était pas étonnée le moins du monde qu’il ait été inadapté dans son enfance. Il y avait des mois qu’elle aurait dû le deviner. Ce qui la frappait, c’est qu’il ait réussi à obtenir le statut de capitaine de vaisseau. La plupart des enfants inadaptés finissaient dans des emplois subalternes sur les stations, dockers ou personnel d’entretien. C’était bien sa chance de tomber sur l’unique exception. S’il l’était vraiment. Peut-être avait-il fourni de faux diplômes pour se faire engager. Peut-être était-ce là l’épouvantable secret auquel Tug avait toujours fait allusion.

Elle venait de décider de se lever et d’essayer de rentrer seule à la navette quand le bruit commença. Sur sa gauche, d’abord, deux crissements brefs, comme interrogateurs, firent irruption dans le feuillage à côté d’elle. Elle se déplaça pour voir ce qui faisait ce bruit, et il s’arrêta immédiatement. Un instant plus tard, il reprit, un peu plus loin à droite. Elle s’immobilisa pour écouter, tenter de comprendre ce qui pouvait produire ce son. Au moment où elle se disait que ce devait être un effet sonore de l’eau sur les pierres, il reprit à sa gauche. Elle tourna lentement la tête, mais ne put discerner d’où il venait. Elle cherchait encore quand survint l’oiseau.

Peut-être était-il depuis le début sur la berge derrière elle. Il piqua et se posa si abruptement qu’il ne pouvait pas venir de bien loin. Il atterrit sur les graviers de la rive et commença alors à aller et venir, se pavanant et furetant activement sur le bord de l’eau. Il avait de longues pattes maigres et un petit corps qui se balançait dessus, une queue et un long nez pointu. Il soulevait les pattes à chaque pas et s’arrêtait souvent pour sonder le gravier avec son nez. Il devait avoir replié ses ailes à l’intérieur de son corps, car on n’en voyait plus trace, alors que Connie les avait clairement vues au moment où il avait atterri.

Quand elle tourna la tête pour suivre sa progression, il s’immobilisa brusquement sur une patte. Il la regarda d’un unique œil noir et brillant.

« Bonjour », dit-elle doucement en levant la main. Mais, au premier mouvement, il déploya les ailes et s’en fut. Les crissements se turent autour d’elle, on n’entendait plus que le bruit du vent et de l’eau. Dans tout le vaste paysage d’eau, de pierre et de verdure, elle était la seule à bouger quand elle se leva lentement. Exactement comme sur Castor, se dit-elle. Mais la comparaison ne lui apporta pas le réconfort attendu. D’un seul coup, elle avait une impression de solitude et d’étrangeté à être la seule créature vivante qui bougeait dans le tableau.

« John ! » appela-t-elle brusquement. Sa voix se noya dans le murmure de la rivière. Pas de réponse. Elle prit soudain conscience du poids de sa combinaison et de la chaleur ambiante.

Elle jeta un coup d’œil dans la direction d’où elle était venue. Elle pouvait rentrer à la navette. Elle était juste de l’autre côté de ce ravin, au-delà de la plaine. Elle était presque sûre de la retrouver sans difficulté. Presque. Mais, tout d’un coup, elle avait plus besoin de la compagnie d’un autre être humain que de la sécurité de la navette. Les hautes feuilles gardaient encore les traces de l’endroit où John était passé.

Elle le suivit, en levant les bras pour éviter le contact du feuillage. Les longues feuilles minces la léchaient au passage. Elle était contente d’avoir sa combinaison pour la protéger.

La berge en surplomb l’obligeait à marcher plus près de la rivière. À cet endroit, l’eau coulait au travers de la végétation. Elle avançait dans la vase collante sur des pierres qui lâchaient prise sans prévenir. Les arbres de la berge laissaient tomber vers elle des branches qui la giflaient au passage et la fraîcheur de leur ombre lui semblait menaçante.

Puis, comme elle contournait le sommet du promontoire et sortait du rideau d’arbres, tout changea. La lumière l’inondait, l’obligeant à fermer les yeux. La rivière était devenue argentée et s’écartait des berges, virait à découvert et se dispersait en éventail, en douzaines de ruisseaux qui s’écoulaient impétueusement dans l’océan.

L’océan.

Complètement immobile, elle ne pouvait en détacher son regard. Il était aussi vaste que le ciel au-dessus de lui. Jusqu’aux limites même de l’existence, inlassablement mouvant, bleu et salé. Des oiseaux blancs et gris glissaient dans le ciel en criant. John n’était qu’une minuscule silhouette, très loin sur la plage. La tache blanche de sa combinaison abandonnée était comme une gousse vide froissée sur la grève. Il se dirigeait vers elle en se faufilant entre d’énormes rochers. La chanson apaisante de l’océan peignait le monde de couleurs plus douces.

Bleus sur bleus sur verts de l’eau mouvante.

C’était trop : les rochers gris et nus de la plage, les sables de textures variées, les lanières et les touffes d’algues vertes qui jonchaient la grève. Il y avait des morceaux d’arbres blanchis comme des chicots, leurs racines noueuses entrelacées de guirlandes d’herbes mouillées. Des vésicules de feuilles vertes éclataient sous ses pieds quand elle avança vers le bord de l’eau. De petites choses blanches s’accrochaient aux rochers et craquaient de façon inquiétante quand elle marchait dessus et, une fois, quand elle glissa et se retint, l’une d’elle lui laissa une morsure rouge dans la paume. Et les oiseaux plongeaient et tourbillonnaient et se mirent soudain à crier, comme Connie criait quand elle était petite, d’une voix aiguë, désespérée, à perdre haleine. Elle avait conscience de tout ce qui l’entourait, mais de la même façon qu’elle avait conscience de son cœur qui battait et pompait le liquide tiède et salé dans son organisme, ou de ses poumons qui puisaient dans l’atmosphère riche en oxygène et rejetaient les gaz viciés.

Berceau de la vie, chuchota un poème à demi oublié.

La grève émit un chuintement bizarre en cédant sous les galets mouillés et le sable, comme un soupir de soulagement ou de désespoir. Puis elle sentit les petits cailloux ronds, froids sous ses pieds nus et, tandis que l’eau salée se ruait pour tout embrasser, galets, sable et pieds, le froid de la caresse lui coupa le souffle.

Les oiseaux criaient son nom frénétiquement, comme un avertissement, mais leurs voix venaient de trop loin pour être importantes. Tout ce qui comptait maintenant, c’était que chacune de ses respirations suivait exactement le rythme de chaque vague. Lumière, eau et ciel à perte de vue, et John avait raison, elle en faisait partie et c’était une partie d’elle et tout était parfait, tout était bien. Si on faisait partie de ce tout, c’était bien d’être humain.

Elle s’approcha encore plus près, sautant de pierre en pierre blanche et biscornue. L’une d’elle pivota soudain sous son poids, la rejetant, trébuchante, sur le sable tassé. À la vague suivante, l’inlassable océan bleu aspira la terre sous ses pieds. Elle tourna légèrement sous l’emprise de l’eau, glissant et perdant pied. Elle entendit craquer son pantalon d’uniforme. La vague s’éloigna, la laissant retomber sur le sable mouillé. Elle mit un instant à reprendre ses esprits. Puis, avant qu’elle puisse bouger, les eaux étaient de retour, l’environnaient, l’engloutissaient, la mouillant jusqu’à la taille. Quand la vague se retira, les petits cailloux roulèrent avec elle et le sable sous ses pieds céda dans son désir de suivre. C’était le pouls et la respiration du monde qui l’aspiraient.

« Connie ! »

Elle était à quatre pattes quand la vague suivante la frappa, d’abord au visage, jetant sa tête en arrière puis la submergea, la roula, l’entraîna avec elle. De l’eau plein le nez, qui piquait, qui brûlait dans la coupure de sa paume, du sable qui crissait entre ses doigts. Sa tunique et son pantalon lui collaient au corps, la ligotant fermement jusqu’à ce que plusieurs coutures cèdent. Elle se mit à tousser, mais l’eau lui envahit le nez et la bouche. Tout allait très vite à présent, le froid, le sel, le bleu. Éclair bref de lumière et courant d’air quand son corps s’accrocha à un rocher où la vague l’abandonna. Ah, elle se souvenait à présent, elle était déjà arrivée tout près de cette frontière. Eau, sel et sang. La dernière fois, ils l’avaient ramenée, l’avaient rendue à sa solitude, et tâché d’effacer tous ses souvenirs d’appartenance bénie à ce monde inconscient. Mais pas cette fois-ci. Elle respira, suffocante, ouvrit des yeux pleins de sable. L’eau sableuse, épaisse comme du porridge, lui emplissait la bouche, dégoulinait de son menton, coulait entre ses doigts. Elle s’essuya les yeux d’une main pleine de sable, aperçut un coin de ciel bleu et une rangée d’arbres avant d’être engloutie à nouveau par les vagues.

Elle s’y abandonna, se laissa ballotter dans leur étreinte. Le froid bleu la secouait, elle ne sentait rien, la réalité ressemblait à un souvenir. Elle pouvait l’emporter loin de tout et elle ne ferait qu’un avec elle. Peau nue écorchée par les rochers, douleur, puis insensibilité. Plus froide, plus rude, plus mouillée que ce qu’elle avait cru, la Terre l’avait enfin rappelée à elle.

Quelque chose saisit son poignet, tira violemment. Elle sentit son épaule qui se déboîtait presque pendant que des forces opposées se battaient pour elle. Puis l’océan capitula brusquement, l’abandonnant à cette autre force inconnue qui la revendiquait. Qui la tirait de-ci de-là sur un terrain rude et rocheux qui lui lacérait la peau et déchirait ses vêtements trempés. Elle suffoquait, cracha du sable et de l’eau, le sable crissait dans sa bouche, sur ses dents, sous sa langue. Elle inspira de l’air, de l’eau et du sable, mais surtout de l’air et, après avoir cligné des yeux une douzaine de fois, elle vit soudain clair.

« John ! » protesta-t-elle en comprenant que c’était lui, la force qui l’avait arrachée à la mer. Une autre vague les poursuivit, refusant de lâcher prise et inondant Connie, mais montant à peine jusqu’aux mollets de John. Il s’immobilisa et prit appui pour résister au dernier assaut de l’océan. Elle vit les muscles de ses bras et de son torse saillir dans son effort pour la sauver. Puis l’eau se retira et il se remit à la traîner hors de portée des vagues, sur le sable rugueux puis sur les petits galets ronds, plus inégaux. Elle commença à se débattre, à retardement, mais il n’en tint aucun compte. C’était effrayant de s’apercevoir qu’il était tellement plus fort qu’elle.

Et rageant. Elle cracha encore du sable, réussit à s’accrocher et à planter ses talons dans le sable. Elle saisit le poignet qui la tirait. « Lâchez-moi ! » ordonna-t-elle.

Il obéit, et elle tomba rudement sur les graviers. Ce qui lui fit mal. Soudain, tout lui faisait mal, la profonde entaille de sa paume, les écorchures sur ses jambes et ses côtes, l’épaule et le poignet qu’il avait tirés. Ce qui lui faisait le plus mal, c’est qu’il l’avait arrachée à l’eau.

Elle s’assit, ramena sous le menton ses genoux qu’elle entoura de ses bras. Son pantalon et sa tunique d’uniforme, qui n’avaient pas été conçus pour un usage aussi rude, laissaient voir par leurs déchirures ses genoux et ses côtes écorchés. L’eau ruisselait encore sur son visage et dégoulinait de son menton. Elle tourna la tête pour cracher du sable encore une fois. Elle avait très envie de se moucher, mais n’avait pas de mouchoir. Rageant. Elle transigea en s’essuyant le nez et les yeux avec ce qui restait de sa manche. Qui était pleine de sable.

Elle poussa brusquement un profond soupir. Elle avait cru qu’elle allait se mettre à pleurer, mais s’en sentait soudain incapable. Il ne lui restait pas une larme. Il n’y avait plus rien en elle. Plus rien. Elle posa la tête sur les genoux.

« Connie ? »

Comme elle ne répondait pas, il posa la main sur son épaule. Juste une fois. Doucement. « Connie ? »

Elle ne releva pas la tête. « Je ne cherchais pas à mourir.

— Je n’ai jamais cru ça ! » Stupéfaction.

« Tout était tellement vaste, et j’étais trop petite. Tout était bien, tout était juste, et moi j’ai toujours été ce qu’il ne faut pas. Et vous aviez raison. J’appartenais à cet ensemble et ma mort n’avait pas d’importance. J’en aurais quand même fait partie, et j’aurais été bien, finalement. Je suis si lasse d’avoir honte, de me sentir coupable. D’être un Humain. »

À sa grande surprise, John se laissa tomber près d’elle. « Je sais tout ça, moi aussi. Mais on n’a pas besoin de mourir pour appartenir à ce monde. Nous en faisons partie, c’est tout. »

Elle tourna la tête pour le regarder, la joue appuyée sur ses genoux écorchés. Il était assis à côté d’elle, les genoux remontés, lui aussi, mais les bras croisés dessus. Il avait le regard fixé sur l’océan. L’eau salée scintillait en gouttelettes accrochées à sa barbe et à ses cheveux courts. Ses vêtements trempés lui collaient au corps. Elle le vit prendre une profonde inspiration et l’expulser dans un soupir. Elle crut qu’il allait dire quelque chose. À sa grande surprise, comme il ne disait rien, c’est elle qui parla.

« J’ai grandi dans une des stations horticoles. J’ai commencé à travailler dès la sortie de la crèche. Comme tous les autres. Ce n’était jamais un travail dur, physiquement, mais c’était exigeant. J’étais Intercepteur. Chaque matin, très tôt, nous ramassions les pétales de fleurs de Juliette tombés pendant la nuit. Il fallait tenir très méticuleusement le compte du poids de pétales que chaque plante avait laissé tomber. Puis, tous les soirs, il fallait distribuer à chacune, en proportion exacte, une ration nutritive équivalente à celle que les pétales tombés auraient fournie au sol en tombant. »

Elle s’interrompit, soupira et se tut. Il fixait toujours l’horizon. Elle observa son profil, le front plissé et les lèvres serrées. Elle se demanda pourquoi elle lui racontait tout ça. Il cligna des yeux dans sa direction pour la regarder en coin. « Ça devait être ennuyeux. »

Elle haussa les épaules et sentit le sable qui glissait dans ses vêtements. « Pire qu’ennuyeux. Désespérant. L’idée générale, c’était d’accomplir sa tâche comme si on ne pouvait rien changer. Oh, je sais, les pétales étaient séchés et moulus pour faire de la farine de pain et les nutriments fournis à la plante étaient un produit terminal de la chaîne de recyclage. Nous aurions dû être contents de jouer un rôle dans l’insertion des Humains dans le cycle naturel sans le modifier. La plupart des enfants l’étaient. Mais il me semblait que tout mon rôle consistait à m’assurer que mes actions ne changeaient rien à rien. Comme si je n’avais pas existé.

— Hum. » Ce n’était ni une réponse ni un commentaire. Mais cela lui permettait de continuer.

« Une plante pouvait prendre ce dont elle avait besoin et se débarrasser de ce qui ne lui était pas nécessaire, mais moi, je ne le pouvais pas. Parce que la plante appartenait à ce monde, mais pas moi. Et, plus tard, il me semblait que, puisque je n’en faisais pas partie, je ne méritais rien. J’étais juste une sorte de voleur, je volais quelque chose et ensuite je remplaçais ce que j’avais pris avant qu’on ne s’en aperçoive. Au début, c’était seulement le travail d’Intercepteur qui me donnait ce sentiment. Mais en grandissant, il s’est étendu à tout ce que je faisais. Ne produire aucun impact. Ne rien modifier. Toute modification que l’on fait subir au monde est mauvaise. Je suis passée du “ne pas avoir d’effet”, à “ne pas être prise en compte”.

— Et pour finir, à “ne pas exister”. » Il ne la regardait pas en parlant et ne pouvait pas avoir vu son hochement affirmatif.

« Je savais que ces sentiments étaient mauvais, que tout le monde ne pouvait pas les avoir. Mais malgré tout, je n’ai pas demandé à me faire aider.

— Pourquoi ? »

Il se retourna pour la regarder. Leurs regards se croisèrent et il la força à soutenir le sien. Pour être vu.

« J’avais peur. C’était déjà assez grave que je sois consciente de mon problème. Je ne voulais pas que quelqu’un d’autre l’apprenne.

— Ah. »

Il avait senti qu’elle mentait. Elle inspira, prit son élan. « Non, ce n’était pas la seule raison. Je ne voulais pas qu’ils le sachent parce qu’ils m’auraient changée. Et me sentir différente, même si je n’étais pas bien, c’était la seule chose qui me restait pour être moi-même, exister… Si je les laissais me changer, je disparaissais, tout simplement… Alors, j’ai continué. J’avais de bonnes notes, je connaissais toutes les réponses aux questions de comportement. C’est juste que je ne les ressentais pas. Mais je me disais que je réussirais à passer. Puis il y a eu les derniers tests. Les données physiques l’ont emporté sur les réserves qu’ils pouvaient avoir concernant mes autres résultats. J’ai été sélectionnée pour la carrière de Mère. J’ai refusé. »

John ne disait rien, ne trahissait pas la stupeur qu’il éprouvait sans nul doute. Être distinguée pour être Mère et refuser un tel honneur ! C’était inouï. Ce n’était pas seulement décliner un honneur, mais mépriser un devoir. Cependant, il ne disait rien, et continuait à la regarder. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais parlé aussi longuement à un Humain. Les conseillers ne comptaient pas. Elle n’avait pas conscience de leur présence comme de celle de John en ce moment. Ils l’écoutaient, mais pour la corriger. John, lui, l’écoutait pour l’entendre.

« Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas faire des enfants dont la seule fonction serait de n’avoir aucun impact sur le monde. J’en étais incapable. Ils m’ont harcelée pendant trois ans sans cesser de me rappeler que ma décision n’était pas irrévocable. Ils se sont mis à me soupçonner, avec le temps, mais j’étais très prudente. J’ai formulé les objections acceptables, j’étais calme et logique. Et alors, par un épouvantable coup du sort, je suis tombée sur un professeur qui s’est révélé inadapté. Il m’a appris ce qu’il ne fallait pas et j’ai tout répété, comme j’avais toujours imité ce qu’on m’avait enseigné. Si bien que lorsqu’ils l’ont découvert, j’étais prise au piège, moi aussi. Ils avaient toutes les preuves nécessaires, dans mes devoirs, de l’incorrection de mes attitudes… » Elle s’interrompit. « Non. » Elle parlait avec difficulté, sans lever la tête de ses bras, d’une voix étouffée. « C’est ce qui s’est effectivement passé, mais ce n’est pas la vraie raison pour laquelle ils m’ont réadaptée. C’est uniquement celle qu’on m’a suggéré de donner si je voulais en parler à quelqu’un un jour.

— C’est vrai ? » demanda John avec précaution.

Elle acquiesça, en frottant le visage sur le tissu presque sec de ses manches, et lui fit signe de se taire sans lever la tête. Elle était décidée à aller jusqu’au bout. « Je ne me souviens pas de l’avoir fait. Je crois que c’est l’un des souvenirs qu’ils ont détruits. Mais je me rappelle qu’ils ont effacé les cicatrices sur mes bras, si bien que je sais que je l’ai fait. J’ai tenté de mettre illégalement fin à mes jours… Enfin quoi, j’ai essayé de me tuer. J’avais demandé l’extinction, mais ils me l’avaient refusée à cause de mes qualités de Mère. Je l’ai réclamée trois fois et puis, un soir, j’ai essayé de le faire moi-même. Avec un sécateur. » Elle suffoqua un instant. « C’est drôle, réussit-elle à dire, je ne me souviens même pas de l’avoir fait. Mais je me souviens de l’eau, et du sang qui coulait dans l’eau, et de l’impression d’être en sécurité… Comme si je rentrais chez moi. Mais je ne m’en suis souvenue qu’aujourd’hui. » Elle s’aperçut qu’elle ne pouvait en dire plus.

« Et ils vous ont trouvée à temps et vous ont forcée à rester en vie », compléta John.

Elle acquiesça en silence.

« Et ils vous ont réadaptée. »

Nouveau signe de tête.

« Et ça n’a pas marché. »

Elle hocha de nouveau la tête, plus lentement. C’était la première fois qu’elle le reconnaissait. Il y avait si longtemps qu’elle prenait toutes ses précautions pour que personne ne le sache. Si longtemps qu’elle avait peur que quelqu’un le découvre et la dénonce, peur de ne pas être assez forte pour résister à une deuxième Réadaptation, peur de ne pas être capable de mentir et de tricher pour s’en sortir. Elle l’observa avec attention pendant qu’il prenait conscience de la possibilité de la dénoncer, et attendit sa réaction.

Il haussa une épaule et un sourcil, les laissa retomber. « Et alors ? Aujourd’hui ? Vous voulez encore mourir ?

— Non. » Stupéfiant qu’elle soit soudain aussi sûre de sa réponse. Elle n’avait qu’un tout petit mouvement à faire pour s’appuyer contre lui. Après l’avoir fait, elle eut l’impression que cette position était toute naturelle. « J’ai résisté à la Réadaptation et j’ai gagné. Mais je crois que j’ai peur depuis ce temps-là qu’ils s’en rendent compte, d’une manière ou d’une autre, et reviennent à la charge. Ils m’ont laissé choisir de ne pas être Mère, mais je sais que ce n’est que provisoire. Si je ne reviens pas rapidement à cette option, ils sauront que la Réadaptation n’a pas marché. Ils recommenceront. Ils ne me laisseront même pas simplement mourir, ils ne me lâcheront pas tant que je ne serais pas devenue ce qu’ils veulent. » Elle réfléchit un instant. « Je ne veux pas me tuer. Mais je préfère mourir ici que d’accepter ça. »

Sa manche était humide et pleine de sable quand il lui entoura les épaules de son bras.

« Moi aussi, je crois. » Ensemble, ils regardaient fixement l’océan.

Alien Earth
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